Il n'est sans doute pas facile, même pour le créateur lui-même dans l'intimité de son expérience, de discerner ce qui sépare l'artiste raté, bohème qui prolonge sa révolte adolescente au-delà de la limite socialement assignée, de l'"artiste maudit", victime provisoire de la réaction suscitée par la révolution symbolique qu'il opère.
Pierre Bourdieu, les règles de l’art.
Le contexte qui vit naitre une des premières révolutions symboliques du XXeme siècle se situe au carrefour de plusieurs révolutions : La Révolution Industrielle, et les Révolutions Russes, qui feront passer le régime russe du Tsarisme au Communisme. Un tel climat historique a logiquement conduit à une tentative de remise à zéro des valeurs de l’art et de la culture. Son provocateur, Kasimir Malevitch, se plongeant tout d’abord avidement au cœur de l'étude de l'impressionnisme, du cubisme, du futurisme, de l'expressionnisme, de l'abstraction ou encore du constructivisme russe, voit sa pensée subversive et indéniablement moderniste se former peu à peu pour clairement se formuler en la date cruciale de 1915. C'est à cette date que Malévitch signe ce qui constituera la pérennité de la totalité de son œuvre, une toile intitulée Quadrangle également connue sous le nom de Carré noir sur fond blanc. Malgré le fait que le peintre ai débuté sa carrière quinze ans plus tôt, l'exposition de cette toile à la Dernière exposition futuriste 0,10 dans la ville de Petrograd, marque le point de départ de la formulation de sa pensée propre. Cette toile aujourd'hui conservée à la galerie d'État de Tretiakov à Moscou, fait de son créateur une figure mythique de l'art d'aujourd'hui, chef de file de toutes les avants gardes russes de son temps.
(…)
Avec la montée des avants gardes russes, le vingtième siècle semble incarner de loin un des siècles les plus controversé de toute l'histoire de l'art. En Europe, aux États Unis comme en Russie, l'artiste rejette quatre siècles d'académisme, se confrontant alors à une dimension étrangère à cette nouvelle histoire de l'art: la réalité sensible de l'être. Parmi les avants gardes les plus puissantes tentant de traduire cette nouvelle sensibilité artistique, trône l'école Russe du XXe dont les partisans se qualifiaient eux-même en Russie comme les dignes représentants de l'Art de la Gauche. L'émergence de ces peintres de la gauche soviétique annonce la révolution populaire du milieu de la première décennie du siècle. Parmi eux se trouve Kasimir Sévérinovitch Malévitch, jeune peintre ukrainien, dont les premières toiles inspirées du monde populaire et surtout paysan, aspirent déjà un aspect révolutionnaire. Participant tour à tour à la formation de la société récessionniste clairement opposée à l’art des ambulants, aux expositions publiques La guirlande et Le valet de carreau, ou encore l’opéra Victoire sur le soleil composé en langage zaoum, langage alogique et transmental ; Malévitch accompagné des artistes larionov et gontcharova marquent le point de départ d'un bouillonnement inouï au sein de ce nouveau groupe émergeant qui, comme en Europe, prend source dans la création purement populaire et dénigre le soucis de toute perspective renaissante au profit de l'expressivité de l'être. Décembre 1915, le peintre est appelé à la Galerie Dobychina dans le cadre de l'exposition Dernière exposition futuriste 0-10 sous la directive du peintre Jean Pougny. Il y expose une trentaine de toiles, préparées pendant l'été 1915, fondées sur cette absence totale de référence à l'objet du monde palpable, parmi elles figure et règne le Carré noir sur fond blanc ou Quadrangle qui deviendra le symbole de la pensée Suprématiste. Avec cette succession de toiles, toutes exposées dans une même salle et composées de formes géométriques pleines rouges ou noires sur fond blanc, à laquelle s'ajoute la distribution d'une plaquette écrite de sa main intitulée Du cubisme au futurisme, au suprématisme. Le nouveau réalisme pictural, Malévitch annonce non seulement que l'art doit se manifester autrement que par la traditionnelle peinture de chevalet mais aussi que l'artiste doit incontestablement se diriger vers le domaine de la pensée et de la spéculation. En cela il entreprend une relation très étroite avec l'écriture, relation sûrement aussi importante que celle de son contemporain Kandinsky avec la musique. Avec la publication de cette plaquette, Malévitch diffuse définitivement sa pensée artistique et démontre le fait qu'à l'image de la Grèce antique, art et philosophie ne font qu'un et défendent le dénuement total de l'être en lui même. En cela, Malévitch reprend parfaitement la phénoménologie Heideggérienne et l'applique à l'art.
« C'est par la mise entre parenthèse de l'étant que le regard est rendu visible pour l'Être. » ( J. Beaufret, Dialogue avec Heidegger, tome III 1974).
Cette plaquette, même si elle n'en obtiens pas réellement le statut, fera office de manifeste de la pensée suprématiste dont Kasimir Malévitch se place l'unique créateur. Il signe ainsi de son nom, ce qui constituera un tournant consécutif de sa carrière. A travers l'initiative de 1915, le peintre ukrainien va complètement bouleverser la pensée artistique du vingtième siècle. L'artiste n'est désormais plus enclavé dans un certain savoir-faire habile doctriné par les Académies, c'est un être spirituel revendiquant une pureté morale et philosophique par la radicalité des formes picturales pures. Malévitch, en réfutant tout art figuratif, condamne les traditions académiques inadaptées à la modernité de son temps. Avec la même violence avec laquelle il représente l'avant-garde Russe, le peintre rejette cet art qu'il qualifie lui même de pornographie picturale. Il condamne ainsi ses contemporains amateurs de tradition classique, perspective renaissante et dignes héritiers de canons antiques. Tour à tour, à travers ses écrits de 1915, Malévitch rend compte du puritanisme académique en villependant un art de la peinture, de la sculpture et de la parole qui n'ont été jusqu'ici qu'un « chameau bâté de tout un fatras d'odalisques, d'empereurs égyptiens et perses, de Salomés, de princes, de princesses avec leur toutous chéris, de chasses et de la luxure des Vénus impudiques.»
Il trouve ainsi en les figures de Cézanne, Monet ou encore Van Gogh, les jalons de la purification picturale qu'il entreprend. Au sein des toiles de Cézanne, qu'il considère à juste titre comme l'un des artistes les plus puissants, l'objet se dissout progressivement dans le pictural et l'expression des éléments picturaux se fait à travers la sensation. Cependant, son obsession de pureté tant picturale que morale le pousse à penser que même chez les cubistes et les futuristes, la peinture n'a pas atteint l'intégralité de son but autonome. En réalité, c'est dans la déduction abstraite puis Suprématiste que la peinture se trouve entièrement pure. En ce début vingtième, l'avant-garde Russe devient alors parmi une des plus extrêmes en glissant vers l'abstraction. Ce dernier mouvement constitue sans doute la ligne révolutionnaire dominante de l'art du siècle, elle est la révolution la plus forte de l'époque. Ce que Malévitch cherchera à matérialiser à travers ses tableaux suprématistes et notamment à travers le Quadrangle de 1915, semble être le fait que la forme convention naturelle doit être dépassée semblant, en réalité, non représentative de la réalité de l'être et de l'étant. C’est ainsi qu’il baptisera son œuvre Quadrangle justement parce que son carré n'est pas géométrique ne représentant ni parallélisme, ni égalité des angles droits. Le monde formant, selon Malévitch, un cercle confinant l'individu, son regard ainsi que toutes les formes de la nature dont il faut définitivement se libérer. Cette libération se fera par le remplacement des formes de la nature par des formes totalement abstraites en art qui permettront d'étendre la pensée au delà de l'horizon circonscrit. Avec le carré noir sur fond blanc, l’artiste unkrainien atteint la suprématie de cette pensée et présente ce qu'il considère comme la forme génératrice de l'essence de l'être. Ce carré que j'avais exposé, écrit-il, n'était pas un carré vide mais la sensibilité d'absence d'objet. Ainsi cette forme géométrique pure qu'incarne le carré, englobe dans sa radicalité toutes les autres formes qui ne sont pas présentes sur la toile, c'est par la simplicité de sa forme qu'il fait apparaître l'absence des formes, la totalité du monde sans objet. L'apparition de ce carré noir marque par conséquent l'éclipse totale des objets. De plus, de par la place qu'il lui confère lors de la dernière exposition futuriste 0-10, Malévitch le situe et le caractérise comme la forme et l'être pictural absolu déterminant la naissance de tous les autres. Trônant au plafond à quarante cinq degrés dans le coin supérieur de la pièce, le carré régit clairement les autres formes picturales exposées et, par conséquent, le monde sans objet que Malévitch considère être l'unique monde vivant. Avec cette initiative, le peintre russe a atteint le zéro des formes c'est à dire le rien comme essence des diversités. A la forme majeure du carré s'associe de façon systématique l'utilisation de la couleur ou plutôt de ce que l'on considère comme deux non-couleurs à savoir le noir et le blanc. Comme beaucoup de ses contemporains avants gardistes, Kasimir Malévitch n'associant pas sa peinture à quelconque dimension figurative, aborde une utilisation non-mimétique des couleurs. Ainsi, il considère qu'un fond blanc se prêtera mieux qu'un bleu officiel pour suggérer la profondeur de l'espace. Le peintre voit à travers ces bases colorées, deux pôles capables de produire de l'énergie. Le mouvement de ces masses colorées est indéniablement majeur au sein des toiles suprématistes car il est la traduction parfaite de l'abîme de l'être. En effet, malgré le fait qu'autant les signes fondamentaux suprématistes comme le carré ou la croix et la toile représentent des formes proprement dites, Malévitch les dissout au cœur même du mouvement pictural à travers le mouvement des masses colorées produit par l'énergie du noir et du blanc. Les formes réduites à leur essence absolue, disparaissent alors pour ne laisser vivre que cette énergie picturale et le suprématisme montre la relation d'attraction et de rejet des formes. En définitive, bien qu'elles soient sans rapport visuel direct avec la nature, forme et couleur semblent entièrement indissociables dans l'œuvre de Kasimir Malévitch. Elles sont alors toutes deux au service de la démarche de l'inapparent du peintre. Nous pouvons alors considérer le noir et le blanc comme l'alpha et l'oméga du vocabulaire artistique du père du suprématisme, entre chacune d'elle se situetout un ensemble de tableaux suprématistes aux couleurs vives. En cela, le carré noir sur fond blanc de 1915 placé en chef de file de la série de toiles présentées à la galerie Dobychina, règne à la fois par la suprématie de sa forme, ses couleurs et donc de son propos. Il devient, à l'image des icônes religieuses chéries par la population russe de l'époque, l'icône nue de la nouvelle pensée suprématiste, symbole de l'adieu définitif au monde visible. D'un point de vue tant plastique que philosophique, la pureté représente une sorte de leitmotiv de la pensée et de la création de Kasimir Severinovitch Malévitch dont le Quadrangle en est la parfaite application. (…) Loin de ne faire que scandaliser les critiques de 1915, le Carré noir sur fond blanc de Kasimir Malévitch constitue une œuvre qui ne cessera de provoquer débats et scandales. Tour à tour signature, leitmotiv pictural et bannière révolutionnaire, la toile semble représenter le parfait exemple de la condamnation par le rejet de l'art figuratif et la recherche obsessionnelle de pureté. Véritable révolution esthétique ouvrant la voie aux nouvelles perceptions du monde, Malévitch place la toile, afin de bien montrer que cette icône est le nouvel emblème, à l'instar du beau coin des demeures orthodoxes traditionnelles où les icônes religieuses trônent. Résorbant tous les autres éléments au sein du noir, du blanc et de la forme génératrice du carré, le propos du peintre s'articule clairement autour du fait que la peinture n'est en rien une icône qui doit être adorée mais que l'on doit dépasser. Ainsi, le Quadrangle de 1915, portant en lui tous les fondements de la pensée suprématiste, doit être alors perçu comme un élément à dépasser, une étape vers une nouvelle sphère de conscience, un nouveau mode de perception, une véritable liberté du regard en définitive. La démarche d'action picturale pure du peintre atteindra alors, trois plus tard, le paroxysme de ses fondements avec le Carré blanc sur fond blanc, comme l'aboutissement et solution de ses recherches sur le mouvement des masses colorées. Le suprématisme, dont l'influence n'est pas épuisée aujourd'hui encore, semble représenter un des plus grands courant conceptuel et constitutif du vingtième siècle. Son fondateur, véritable chef prophétique à la fois révolutionnaire et visionnaire, s'emporte dans ses nombreux écrits prônant une vérité méconnue. C'est cette même recherche de vérité qui lui vaudra une fin brutale de carrière. Ainsi, l'homme qui court de 1934 témoigne de son impuissance faute du visa qui aurait pu lui permettre d'être soigné en France, le peintre meurt des suites d'un cancer et sa tombe ainsi que le calandre de la voiture qui transporte son cercueil portent à ses devants le Quadrangle. Il possédait, outre le don de créateur du peintre, un esprit de chercheur qui aspirait à comprendre les causes de naissance des formes nouvelles dans l'art, un esprit conscient de la vérité de l'être et de son existence. Conscient de sa propre finalité, il confiera à son ami sculpteur Antoine Pexisnor, avec la même radicalité de propos que dans ses essais: « Nous serons tous crucifiés, ma croix, je l'ai déjà préparé. Tu l'as sûrement remarqué dans mes tableaux.». En dépit de la censure que subit son œuvre avec l'arrivée au pouvoir de Staline, l'art de Malévitch ne s'arrête pas au carré noir de 1915 qui constitue en réalité, un point de départ à la pensée suprématiste. Si le peintre aborde un retour à la figuration cinq avant sa mort, son regard ironique sur la société culturelle et artistique russe ne faiblit pas. Bien au contraire, en peignant un autoportrait renaissant en 1933, main ouverte comme tenant un carré invisible, il laisse derrière lui une œuvre définitivement subversive en la signant dans le coin inférieur droit, du carré noir sur fond blanc.
Coucou!
RépondreSupprimerLe carré noir sur fonds blanc est actuellement au MACBA (musée d'art contemporaine de Barcelone) où il est dans une installation faite par Malevich à la fin de sa vie (on lui avait demandé de refaire l'installation de la dernière exposition futuriste et il l'a refaite en la modifiant). Cette installation se trouve dans une aile du musée consacrée à l'art de l'Europe de l'Est de la seconde moitié du XXe siècle. Elle s'y trouve à côté de l'oeuvre Kapital du groupe slovène Irwin (du NSK, plus connu pour sa branche musicale Laibach) qui s'inspire grandement de l'oeuvre de Malevich. Ils ont entre autre disposé une gigantesque toile noire sur la place rouge à Moscou en 1990 en l'intitulant "Black Square in the Red Square".